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typologies en lutte
10.2021

Janvier 2020, en visite à Santiago, la capitale du Chili. La ville, assez occidentale dans son quartier des affaires, n'est pas si touristique, bien qu'elle constitue une escale pour les voyageurs en chemin vers les grands parcs naturels chiliens. Je cherche des promenades. Après une recherche rapide, il s’avère que la plupart des projets répertoriés sur le site internet « plataforma arquitectura » relève de programmes de logement : peu de possibilités de déambulation. Mais l’un des sites a retenu mon attention. La Unidad Vecindal Portales est une réalisation des architectes de l’agence BVCH livrée en 1966. Cet ensemble de 1940 logements, dont 302 maisons et 1638 appartements, devait absorber les effets de l’exode rural ainsi que de la dégradation des conditions de vie dans la capitale. Dans les 31 hectares qui ont été mis à disposition pour le projet, aucun équipement n’est prévu. Le site est pourtant déjà assez enclavé : même si elle est proche des transports, la UVP est retranchée du tissu urbain traditionnel en quadrilatères : « quadras ». Une autoroute, de grandes parcelles industrielles, un terminal de bus, un centre universitaire, un parc et des musées lui tournent tous le dos.

J’ai accédé au site depuis son sud-ouest. De longues barres de six à huit niveaux se déploient comme des murs d’enceinte contre les grands axes routiers. Mais je n’arrive pas à trouver, entre ces parois, un intérieur. Il se dissipe dans des distances sur lesquelles l’œil perd un peu l’équilibre : impression de vide et de poussière. Les blocs se font face avec une mine un brin austère. On arrive à lire des choses : pare-soleil, pilotis. Des rues semi-privées parcourent tout le premier étage des barres les plus hautes, s’en extirpent, se transforment en passerelles. Elles partent à la conquête de l’air. C’est le petit trait de génie qui a servi à contourner le règlement d’urbanisme de l’époque, et d’atteindre une hauteur de sept étages. Au rez-de-chaussée de toutes les barres, qui sont à la manoeuvre de la trame répétitive de ce grand ensemble, il y a des appartements. Ils les rendent donc, au sens propre du terme… incontournables. Mais ils permettent aux habitants de profiter de petites cours privatives.

L’espace privé, d’ailleurs, semble croître. Les habitants du rez-de-chaussée ont aménagé des extensions en tôle qui vont au-dela du gabarit initial des cours. C’est assez cabossé, mais on n’a pas envie d’en vouloir à qui cherche à adoucir sa vie de la poussière, de l’autoroute, et même, des autres. Ensuite, je fais face, entre les barres, à l’autre typologie d’habitat qui est déclinée dans le projet. Ce sont des maisons. Leur disposition crée des rues, des chemins, des sortes de squares. Malgré cela, la proportion d’espace public coincé entre ces petits lotissements et les barres d’appartements est intrigante au regard de la densité du grand ensemble. C’est presque avare. Ce n’est qu’en comparant, une fois chez moi, le plan masse d’origine avec une vue aérienne Google Maps, que j’ai pu percevoir le phénomène à l’œuvre. Les occupants des maisons se sont saisis des franges des espaces collectifs, avec un grand systématisme, pour agrandir leurs jardins privés. Cette préemption du sol commun trouve son écriture, sur site, dans un continuum de clôtures dressées à quelques centimètres des petites rues.

Aux intersections barre-barre-maisons subsiste un semblant d’espace public. Il est un peu monumental, entièrement tenu par les canons des architectes modernes, des pilotis, des couleurs, le coffrage du béton en stries sous les passerelles. Elles sont tout de mêmes élégantes, ces passerelles. Mais cinq mètres plus loin, elles naufragent brusquement contre une série de maisons. Je m’approche : elles sont sciées de bas en haut, jusqu’à la partie supérieure des garde-corps. La coursive publique devient une longue poutre sur laquelle s’appuient les toitures. Les armatures émergent de la ruine comme d’une vieille mâchoire. Au sol et dans l’air, elle s’est cassé les dents sur la poussière, la modernité.

Dans les années 60, la Unidad Vecindal Portales est un modèle de logement collectif novateur à Santiago. La caractérisation des espaces publics du site se pose tout de même rapidement, car en 1970, la Municipalité de Santiago les déclare « biens nationaux à usage public ». Cela semble augurer de leur prise en main par un gestionnaire municipal. Mais à partir de 1973, on observe déjà, dans ce très grand ensemble, une dégradation des conditions de vie. A cette époque, le Chili vit le coup d’état d’Augusto Pinochet contre Salvador Allende, élu président en 1970. La Unidad Vecindal abrite des opposants au régime Pinochiste. Les tensions politiques qui contaminent la Unidad dégradent le sentiment de sécurité des habitants et contribuent peut-être à diminuer les efforts consacrés à la maintenance du patrimoine. Un problème d’étanchéité au niveau des coursives couronnant les toits des maisonnettes a conduit les occupants de ces dernières à les condamner afin de mettre en œuvre des solutions individuelles. C’est une première dénaturation du projet initial. Il s’est ensuite opéré une désaffection des espaces collectifs : entre les lotissements, les squares ont disparu au profit d’un repli général sur l’espace privé.

Si le manque de maintenance a précipité les transformations sauvages, le projet des architectes les portait en germe. Les espaces communs sont comme de grands résidus du plein, ils tiennent davantage de déserts que d’espaces verts. C’est public, mais ça n’est pour personne. Entre cet espace pour personne et l’espace personnel, il y a peu de gradations : semi-public-privé... Sans équipement, sans épicerie, les rues et les placettes, elles ont du mal à faire quartier. Derrière ces fragilités du projet, il y a, je trouve, la résurgence de la trame urbaine traditionnelle. Le mitage progressif des espaces autour des maisons ne semble-t-il pas reconstituer la forme des quadras ? Les occupants des lieux n’ont-ils pas installé eux-mêmes un petit supermarché ?

Sources
http://www.plataformaurbana.cl/archive/2011/07/04/unidad-vecinal-portales-patrimonio-en-problemas/
https://wiki.ead.pucv.cl/Unidad_Vecinal_Portales/_Estacion_central